02 juin 2007

Bernard

Bernard est accoudé au bar. Ses yeux humides fixent la veille bouteille de sirop-menthe posée sur l’étagère, derrière le comptoir. Ce sont ces fameuses bouteilles de sirop, en verre, que l'on retrouve dans tous les bars et qui sont recouvertes d'une poussière qui colle aux doigts. Ca se voit d'ici qu'elle colle aux doigts et on se demande si le sirop à l'intérieur n'est pas tout pourri.

Cette bouteille de sirop-menthe toute moisie, ça lui rappelle sa jeunesse à Bernard. Ca fait chier ça, les souvenirs... mais c'est trop tard, il a suffit d'un seul regard, un p'tit instant et cette jolie bouteille toute pourrie lui a pincé le coeur de nostalgie. L'oncle à Bernard tenait un bar près de la gare avec des vieilles bouteilles de sirop qui collent aux doigts, c'est pour ça.

Il aime pas ça Bernard, regarder le passé. Il préfère être bourré à vrai dire, pour pas penser à grand chose et dormir comme un porc. Mais bon, là c'est trop tard, il réfléchit. Alors il s'est rappelé de son oncle qui était moche, et vieux et con. Fallait aller manger dans son bar tous les dimanches midi et ça puait le cigare dans ce bar, et ça puait le chien aussi, ça puait la tristesse et la nostalgie avec tous ces connards accoudés au bar qui bougeaient plus leur cul depuis un bail.

Quoiqu'il en soit, Bernard a les yeux humides. Imbibés d'alcool ou de sensibilité, on sait pas trop mais ça lui donne un petit regard vitreux. Et c'est pratique, les yeux vitreux... ça fait comme un miroir et la cruauté du monde, du coup elle n'entre pas. Ou si peu.

C'est pratique aussi d'être bourré. Ah, faut dire ce qui est ! Ca pique la gorge mais ça détend les tripes. Enfin, au début surtout. Au début c'était vraiment bon. L'alcool, ça lui anesthésiait les brulûres alors il pouvait se marrer et surtout, il pouvait oublier. Mais maintenant, c'est Bernard tout entier qui est anesthésié. Du coup, il a plus rien à raconter vu qu'il est tout le temps bourré et c'est pour ça qu'il n'aime pas les souvenirs, ça lui rappelle sa vie d'avant... celle qui existait quoi, quand il ne buvait pas. Enfin pas trop, juste assez, juste un peu pour être au chaud.

Et oui, Bernard c'est un alcolo. Ah, faut dire ce qui est ! Y a des gens qui disent qu'il sent mauvais, d'autres qu'il n'a pas le teint frais mais qu'est-ce que ça lui fout à Bernard, ce que les autres disent ? Ben oui mais ça lui fout quand même un peu au fond. Au fond, il aimerait bien être aimé lui aussi, comme tout le monde mais l'amour c'est un marché et Bernard, franchement, il ne sait pas trop négocier. Alors à mal aimer les gens, avec sa gueule démontée et son haleine épaisse qui sent la solitude, ben les gens le lui rendent comme ça. Même pire même, parfois.

Bernard, on ne l'aime pas et d'ailleurs, on ne le regarde pas. Faut dire ce qui est, hein... Lui, il peut fixer une veille bouteille à la con pendant des lustres, ben elle, elle ne le regardera pas. Et c'est pareil avec les gens quoi. Je me demande d'ailleurs si on savait... si on savait ce qu'il a mal au fond, ce qu'il est seul ce con, peut-être qu'on le regarderait d'avantage, qu'on lui trouverait quelques reliefs attendrissants. Mais il est si vide maintenant... aussi vide que les bouteilles qu'il se descend tout le temps.

Faut pas s'en faire vous savez, parce qu'on ne peut pas vraiment l'aider. Lui et nous, ce n'est pas la même vie, voyez, ça ne se mélange pas, c'est pas comme le Rhum et le Coca. On ne se mélange pas et c'est bien mieux comme ça. Il ne manquerait plus que ça tiens, tendre la main à un être vain...

Je vais y aller d'ailleurs, j'ai d'autres tristesses à aller saluer. Mais je vous le répète, ne cherchez pas, un truc comme Bernard, ça ne se mélange pas. Ah, faut dire ce qui est hein... et c'est bien mieux comme ça.